Naissance de la Famille Körudo

Aurora Dupont était une belle jeune fille. Ses parents, deux bons médecins, étaient fiers de leur enfant : coquette, douce, souriante. Elle avait tout d’une fille de bourge bonne à marier.
Mais voilà : Aurora était née Albinos.
Pour ses parents, ça ne posaient pas de soucis. Mais pour l’entourage, c’était une autre histoire.
Les minoritaires convaincues sont toujours ceux qui font le plus de bruits. A Brakmar, ces quelques voisins intolérants envers leur fille leur rendaient la vie difficile. Quolibets, rumeurs, menaces, coups bas… La ville de la corruption laissait tout passer, sans jamais s’y opposer.
Mais Aurora avait un ami. Il s’agissait d’un fils de garde, vieille connaissance de ses parents. Jackie avait beaucoup vécu avec Aurora lorsque son père était de soirs de gardes, et que sa mère travaillait tard à l’hôtel de couture.
Ils jouaient à Lady et Gentleman, dessinaient, et s’endormaient parfois en plein milieu d’une partie de cache-cache. Et jours après jours, les paternels des deux familles se réjouissaient d’un mariage arrangé.

A ses quinze ans, Aurora entrait dans son âge rebelle. La jeune enfant timide et silencieuse se révoltait enfin contre les actes de ses voisins à l’égard de sa famille. Cela ne fit qu’augmenter les tensions. Les

rumeurs allaient bon trains, les mots de « sorcière » et « shushu » passant de bouches à oreilles. Les perspectives de shushus faciles à voler, dans une simple maison de faubourg, firent se précipiter les voleurs en tout genre. Les voisins mal intentionnés n’en étaient que plus ravis, et les autres se voilaient la face, effrayés à l’idée d’être réellement impliqués dans quelque chose qui les dépassait.
Le bouche à oreilles se déformait tant et tant que, un jour d’épidémie, la mère de Jackie refusa que son mari emmène son fils malade à la famille Dupont. Le précieux temps de sauvetage du jeune homme fut gaspillé en dispute, et Jackie trépassa.
Les gens mauvais ne se lassant pas de cracher du venin, ce fût la goutte de trop : Les Duponts étaient responsable de la mort de cet enfant. Et s’ils l’étaient de cet enfant malade d’épidémie c’était à cause de leur fille-shushu. Et si les autres personnes étaient aussi malades, c’était pour la même raison.

Aurora eut le cœur brisé. Elle venait de perdre celui qu’elle avait de plus cher. Son ami, son potentiel mari, et maintenant, tout le monde se retournait contre Mr et Mme Dupont. Sa famille, tout ce qui lui restait. Elle avait seize ans, la rage au ventre, et décida de partir. Fuir ces fous, et laisser ses pauvres vieux parents se remettre.
Elle attendit que l’hiver se termine, se cachant à la maison et volant petit à petit de l’argent dans la bourse des parents. Elle fit liquider ses

quelques affaires, vendit ses broderies et robes de dot, ne gardant que ses habits préférés et quelques poupées d’enfance. Ces dernières n’étaient pas pour elle, mais pour le deuil de ses parents.
En pleine nuit, elle prit son sac d’affaires, son argent récolté, se servit de viande dans la cave à salaison, et pris un bijou à sa mère : un pendentif sertit d’une pierre rouge, celui qu’elle avait toujours aimé sur sa mère. Posant sa lettre d’aux dieux sur la table, elle s’en fût vers l’inconnu.

Le premier jour, Mr Dupont s’échina à chercher sa fille dans la ville. Il revint plus fourbu que jamais, la cinquantaine ne l’aidait pas à tenir ses recherches. Sa femme pris le relais le lendemain, et revint bredouille et fourbus comme lui.
Le troisième jour, ils décidèrent de lancer un avis de recherche. Hélas, la cupidité faisait loi, et les prix de ventes aux esclaves, surtout les génotypes rares, étaient bien plus important que la leurs. Ils n’auraient jamais assez pour surpasser les prix de ces marchands de chaire, et trop vieux pour courir eux-mêmes derrière leur fille.
Alors, ils firent une cérémonie, un deuil, gardèrent la chambre de leur fille intacte, avec ses placards vides, et ses poupées rangés sur son lit, son mot d’aux dieux sur l’oreiller, et n’y touchèrent plus jamais.

Aurora avait assez d’argent pour corrompre l’administration : elle se fit refaire un passeport, changeant de nom et de prénom. En guise de mémoire, elle cacha son véritable prénom derrière les deux nouveaux, mais n’en utilisera qu’un seul d’usage. D’Aurora, elle devient Maure Ora. Et pour protéger sa famille de sa nouvelle existence solitaire, de Dupont, elle devint Körudo.
L’amour qu’elle portait à Jackie et à ses parents se changea en haine envers ceux qui l’avaient poussé à les perdre tous les trois. Et cette haine ciblée se généralisa lorsqu’elle vit que cette minorité intolérante revenait trop, partout.
Elle détestait ces familles qui avaient le droit de vivre heureuses. Elle détestait ces sales racistes pour ce qu’ils lui avaient fait. Elle détestait ces gens gentils qui faisaient de petits gestes d’aide, mais n’agissaient pas contre le système en lui-même. Elle détestait ces gens normaux qui préféraient prétendre que ce ne sont pas leurs affaires, alors que tout arrive sous leur nez.
Désormais, Maure était seule contre tous. C’est ainsi qu’elle l’avait décidé.
Entre les chasseurs de primes, de têtes, et les esclavagistes, ou même les opportunistes de petites zones comme ce qu’elle était devenue, Maure ne se permettait jamais de rester longtemps sur place.

Après un larcin dans un potager d’une grande villa, les serviteurs lui avaient lâchés les bulldag nains. Encore une fois, elle s’était fait blesser. Mais au bout d’un an, elle finissait par être habituée.
Elle ne s’attendait pas à ce que quelqu’un d’autres ait pu la suivre, en revanche. L’intrus se pris une grande droite en pleine figure, et elle le menaça de son arbalète de chasse :

- Vous avez trente secondes pour déguerpir avant que je vous troue le crâne !

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Le jeune homme avait des cheveux roux, impeccablement peignés. Une redingote sur mesure, et une chemise blanche à col sans faux plis. Probablement un fils de bonne bourgeoisie du coin. Maure savait qu’on la chasserait avec bien plus d’acharnement si elle blessait ce noble en paonné. Au moins, même si son coup de poings l’obligeait à se frotter la mâchoire, il n’avait pas l’air de saigner. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’est d’attendre qu’il prenne peur et s’enfuis pour retrouver son confort de chienchien d’intérieur. Ce ne fût pas le cas.
- Attendez, je vous ai vu dans le jardin. Je peux vous aider à faire des provisions.
Maure ria. C’était bien la première fois qu’elle verrait un chienchien de salon se salir les pattes, encore moins sans contrepartie. Elle-même ne l’avait jamais fait lorsqu’elle s’appelait encore Dupont.
- Me faites pas rire, et dégagez avant que mon doigt me démange trop !
- Soit… Je laisserais une caisse au bord du ruisseau ce soir, si vous changez d’avis.
L’inconnu agita la main en direction de l’orée à proximité, puis avança à pas mesurés en direction de la demeure que Maure venait de fuir. Elle avait faim, comme presque tous les jours. Les opportunités de se fairede l’argent ou de se payer une bonne bouffe manquait, lorsqu’on est un petit malfrat des chemins. Le ruisseau en question, Maure en avait fait le tour quelques jours avant. Même s’il posait un guet append

pour l’encercler, elle le verrait avant. Et s’il met en guet append sans l’encercler, il y avait assez de passages, de ronces et autres pour pouvoir s’enfuir sans craindre les flèches ou les carreaux.
Elle décida qu’elle ne risquait donc rien à tenter de profiter de cette nourriture gratuite. La tentation était trop forte.
Déjà dans l’après-midi, elle était posté en haut d’un pin, à attendre la venue de sa caisse promise. Aucun serviteur en vue, ni de gardes. Ce fût ainsi toute le long de l’après-midi, jusqu’au soir.
Maure pensait voir un docile serviteur, mais non. Le chienchien de salon était venu apporter la caisse lui-même.
En soufflant et râlant, mais lui-même.
« Hé ben, il en a ce cabot-là, se marmonnait Maure. »
Mais le souci, c’était que le cabot en question ne se décidait pas à bouger de là. Visiblement, il l’attendait. Maure lui tombât dessus comme un vieux chacha sur un pioussin, et ne se priva pas de le menacer au couteau:
- Tu vas lâcher cette caisse, oui ? J’en ai assez d’attendre !
- Du… Du calme mademoiselle, je voulais juste être certain que vous récupèreriez la marchandise… - Je suis là. Maintenant, casse toi.
A contrecœur, le jeune homme s’en alla, non sans vérifier plusieurs

fois la présence de Maure derrière lui. A la quatrième fois, elle avait disparue dans le décor.

Maure, après le départ du jeune fils, s’en alla prendre la caisse. Elle était assez lourde, et elle avait de quoi faire des provisions. Elle devait juste trouver un endroit où cuisiner et mettre tout ça en forme. D’abord, ce qu’elle fit, fût de faire l’inventaire du contenu de la caisse.
Il y avait une pastèque, deux melons, de la viande de gligli fumée, des poms de terre, et une petite boite ouverte.
Dedans, il y avait une rose blanche mal coupée, et un mot écrit avec la digne calligraphie d’une plume de la Haute.
« Une rose domestique pour une fleur sauvage. Si vous le voulez bien, je vous amènerais plus demain, et tout ce que vous voudrez en supplément. »

Trois soirs plus tard, Maure était encore là. Pour la première fois depuis sa fuite, elle se sentait moins seule. Le chienchien de salon avait finalement eu le droit de lui tenir compagnie durant les échanges. Ils en étaient même venus à discuter ensemble, et Maure ne pouvait pas s’empêcher de comparer la gentillesse du bonhomme à celle de son défunt Jackie.
Sans s’en rendre vraiment compte, elle se raccrochait au noble qui prenait le temps d’être avec elle. Il lui amenait des livres, des fleurs, lui parlait de ce qu’il voyait au château. Elle lui parlait de la nuit, des forêts, des bandits…
Elle le laissa d’abord rester. Puis il eut droit de s’assoir. Puis de se rapprocher… Et il y eu le soir de la pom.
- …On m’a tout pris, à moi et mes parents, juste parce que je suis trop claire !
Maure venait de raconter son histoire à un semi-inconnu. Elle en avait toujours eu besoin : extérioriser son mal-être et ses problèmes. Ses mains tremblaient en épluchant sa pom, et celle-ci explosa lorsqu’elle serra trop fort. Le jus se mêla aux larmes tombées au sol, Maure crisait sur place. La haine, la peur, la solitude et la tristesse transpirait dans ses tremblement. Le jeune rouquin se déplaça du dernier kamêtre qui les séparaient, plaça une nouvelle pom dans ses mains et referma les siennes dessus.

- La vie est cruelle, mais tant que vous vous tiendrez debout, vous pourrez avancer. Il m’a été possible de vous comprendre, je ne serais surement pas le seul.
Le vent s’amoindrit, le silence se fit. Maure avait l’impression que la chaleur sur ses mains lui réchauffait aussi le cœur. Le capouinement d’un gugu la rendit à la réalité, tout ça allait trop loin.
- Je ne t’ai pas autorisé à te rapprocher, chienchien de salon.
- Faites excuse, il me semblait que vous aviez besoin.
Il s’éloigna légèrement. Maure fuyait son regard. Il avait raison, elle en avait besoin. Elle avait besoin de remplacer la chaleur de sa famille perdue, d’une manière ou d’une autre. Mais il était inconcevable qu’elle se lie avec un nobliau. Il était pourtant si gentil et patient… Peut-être lui faisait-il la cour. L’idée lui plaisait, cela signifiait qu’elle pouvait plaire malgré ce qu’elle est. Et puis, il avait de l’allure, le jeune homme. Son regard était constamment sérieux, mais ses gestes étaient doux et mesurés. Mais c’était impossible : lui ne pouvait entrer dans son monde, et elle ne pouvait venir dans le sien.
Elle comprit que cette entente n’aurait pas d’issue. Aucune autre que la souffrance d’une relation incomplète pour toujours. Elle se leva, et regarda les espaces infiniment noirs entre les arbres de la forêt. Il fallait fuir tant qu’elle n’était pas trop attachée. Fuir tant qu’il n’était encore qu’un chienchien sans nom.

- A déesse, chienchien de salon. Je m’en vais.
Le rouquin se leva du tronc, impassible.
- Arsène De Korian, mademoiselle.
- Maure.
Il avait maintenant un nom. La fuyarde ne resta pas plus longtemps. Elle courut droit devant, oubliant toute prudence. Elle se dépensait sans compter, essayant d’oublier. Oublier la seule relation longue qu’elle venait d’avoir depuis sa fuite. Fatiguée de courir, elle s’arrêta et leva les yeux au ciel. Les étoiles brillaient, indifférentes à ses soucis. Ses ailes battaient doucement l’air. Elle en avait assez:
- Et vous les Douze, ça vous amuse de me torturer ? Qu’est-ce que je vous ai fait pour que vous m’infligiez ça, hein ? Vous avez fait exprès, exprès de me rendre différente de mes parents ! Moi aussi je vous maudis, les Douze ! Vous ne pouvez pas être divins si ce genre d’horreurs vous amuse ! Impossible ! Vous êtes MORTS, ou vous n’êtes que des monstres ! Des monstres pires que moi !
Elle se retourna brusquement en entendant un bruit…

Le nobliau était resté sur place, regardant la femme s’enfuir. Il était resté impassible, tel un arbre qui prend racine. Il ne comptait pas courir. Le vent souffla, charriant quelques feuilles. Les dentelles du pourpoint ondulaient légèrement. Puis il y eu des aboiements et un cri.

Le rouquin écarta sa dentelle et pris son poignard effilé. De sa main libre, il pris la lanterne du lieu de camps. Ses pas droits crissaient sur les feuilles de la forêt. Il est bien connu que les nobles aiment la chasse à courre en compagnie de leur chienchiens…

Maure avait mal. Les canins l’avaient surprise alors que, une fois dans sa vie, elle ne faisait pas attention à sa survie. Son bras mordu saignait, une de ses ailes diaphane avait été déchirée. Elle n’arriverait pas à grimper aux arbres ainsi. Au moins avait elle pût égorger les bêtes avant qu’elles ne le fassent, mais elle n’en menait pas large. Rivée au sol, elle boitait misérablement. Cette soirée lui avait abattu le moral. La présence de ces chienchiens ne voulait dire qu’une chose…
Incapable d’aller plus loin, elle se laissa tomber par terre. Pendant un moment, elle était Aurora. Une jeune fille perdue, abandonnée et haïe. Elle avait perdu l’envie, l’envie de se battre. A quoi bon ? Tout était contre elle. Les Douze, le système, les superstitieux. Même le nobliau gentil n’était finalement qu’un sale chasseur d’albinos, lui aussi. Elle est seule, et malheureuse, et ses parents ne seraient pas plus tristes.
Alors, lorsqu’elle vit le nobliau et sa lanterne entre les arbres, elle ne chercha même pas à bouger. A ses pieds, il avait un roquet discret. Un chienchien pisteur, pas taillé pour l’attaque. A sa main brillait une lame fignolée, mais qui n’était pas bonne que pour l’apparat.
Maure lui siffla dessus :

- Fais ta sale besogne, chienchien de salon. Et vas-y vite.

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Comme à son habitude, le rouquin avait cette expression sérieuse et butée. Maure pouvait comprendre maintenant. Elle aurait dû faire plus attention à cet air pétrifié et détaché qu’à ses attentions et ses gestes doux. Elle aurait compris avant la vraie nature du type,

et se serait enfuie.
Elle s’était accrochée à un espoir désespéré. Le bonhomme avait joué dessus, pris son temps jusqu’à ce qu’elle en oublie de ne pas lui faire confiance. Puis il lui avait suffi de placer les chienchiens dressés à attendre qu’elle sorte du rendez-vous.
Il pressa le pas en la voyant. Maure voyait la lame se rapprocher de plus en plus, assez pour deviner le reflet des étoiles dans le métal… Si près de sa chaire qu’elle avait renoncé à protéger.
Et la lame déchira les tissus.

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Intéressons-nous à ce jeune homme…
Le Manoir au potager appartenait à la famille De Korian. Simples fermiers dans leurs lointains ancêtre, leur famille avait adopté la culture divine, la crème de la crème : les plus beaux fruits et légumes poussaient entre leurs mains expertes.
Enfin, c’était autrefois. Maintenant, avec l’argent et la renommée, cette famille se contentait de payer des travailleurs, et de faire dans le commerce des matières premières.
Le chef de famille, soucieux de tenir les anciennes valeurs, refusait ces « gligliteries de produits animaliers externes » et refusait tout ce qui ressemblait à un contraceptif. Selon lui, les Kralapote, quelques soient leurs enveloppes – peau de kralamour ou boyaux – n’étaient pas fiables. Après tout, ces bêtes s’étaient bien faites découpées et percé, pourquoi serait-ce pas à nouveau le cas ?
Aussi avait-il une famille nombreuse : pas moins de douze enfants. Dans l’ordre : Jeanne, Maricia, Raoul, Albert, Alinne, Myriam, Daniel, Helena, Pierre, Marc, Jade et Arsène.

En ce jour d’été, Arsène passait son temps comme d’habitude : boire et râler auprès de son majordome.
- J’en peux plus de cette famille. Jack, Donnez-moi de quoi boire.

- Monsieur, si je puis me permettre, il est de mon devoir de veiller sur votre santé et de refuser ce verre qui, à mon humble avis monsieur, sera celui de trop étant donné votre état.

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Le jeune noble roux se leva de son fauteuil en montrant les dents :

- Et que voudrais-tu que je fasse d’autres ? En tant que benjamin de la famille, personne n’attend rien de moi. Je n’ai point d’objectif ou d’attente à satisfaire de ma famille, hors mis rester tranquille ! Mes sœurs, au moins, doivent être belles et décrocher une dot ! En tant qu’ainé, Raoul reprendra les affaires lorsque Père sera trop âgé ou trépassé ! Marc, lui, sera un grand général ! Que puis-je être, moi !?
Le jeune homme en colère frappa des deux mains sur sa table à écritoire. Grinçant des dents et battant de ses maigres ailes, il pesta :
- On n’attend rien des benjamins. Au mieux, à ce qu’ils s’engagent pour servir les Douze. Finir dans un temple, c’est ça ma reconnaissance familiale ? Peuh. Je ne peux être reconnu par aucun de mes pairs. Je ne suis qu’une goutte sans nom dans une bassine pleine.
- Monsieur, vous dites cela chaque jour. Il ne tient qu’à vous de vous créer un destin brillant. Dame Eniripsa vous a choisi, peut-être s’agit-il d’un signe.
- Tu parles.
- Monsieur, voyons.
Arsène regardait par la fenêtre. De ce côté du château, les jardiniers prenaient soins de retirer les mauvaises herbes des allées gravillonnées, de tailler les rosiers et de draguer les algues

envahissant la fontaine centrale. Les travailleurs ramenaient les premières caisses vers la réserve, faisant crisser le gravier sous les roues des charrettes.
Une belle machine huilée qui ne lui appartiendrait jamais.
Il n’avait aucune reconnaissance familiale, un fils parmi les autres. Simplement. Ni but, ni amour ne dirigeait sa vie, et cela lui manquait horriblement.
Il y avait du bruit dans les jardins. D’un coup, il semblait que tous les employés avaient laissé leur tâche pour poursuivre une capuche. Encore un maraudeur, probablement.
Cela arrivait presque tous les jours… Mais c’est ce jour-là que cela déclenchera quelque chose chez Arsène.
Le maraudeur se dévoila être une maraudeuse lorsque qu’elle retira sa capuche pour voler plus vite vers la sortie. Plus encore, elle était entièrement blanche. Bien que cloitré chez lui, Arsène avait entendu parler des Shushu Blancs, des shushus changés en humains. Mais les shushus étant noirs, pour avoir la peau humains, ils l’ont claircie, encore et encore…
Trop. Ainsi l’on peut reconnaitre les Shushus Blancs à leur forme humaine, toute blanche aux yeux rouges.
Ainsi sont fait, et circulent, les rumeurs et les superstitions.
Et si ramener une femme aux temples ou en esclave

lui permettait d’avoir la bénédiction de sa famille et des Douze, il ne la laisserait pas passer. Il allait enfin cesser de n’être qu’un nom dans une fin de liste. Et enfin, ses parents verront qu’il existe. Sa famille entière aussi.

Les roturiers ne sont pas malsains, puisqu’ils sont en bas de l’échelle. Sinon, ils seraient en haut. C’est ainsi qu’on lui avait appris à raisonner.
Il suivit la femme en passant par la forêt à sa droite. Il n’allait pas être difficile de lui barrer la route et de l’arrêter.
Mais il avait beau s’enfoncer, il ne voyait pas la voleuse blanche. Pourtant, il entendait encore les bruissements des feuilles de celle qui avançait à quelques kamêtre. Impatient, il alla pousser le feuillage. Un animal effrayé, avec un bout de bois attaché à la queue, s’enfuit devant ses yeux.
Visiblement, la femme était maligne, finalement…
Son attention détournée par l’animal, il ne vit pas venir la droite de celle qu’il suivait. Celle-ci le menaça sans tarder de son arbalète, en haussant le ton :
- Vous avez trente secondes pour déguerpir avant que je vous troue le crâne ! Arsène réfléchit à tout allure. Elle était venue voler à manger, mais l’avait vue partir les mains presque vides. De plus, si elle n’avait pas de cœur, elle l’aurait déjà tué. Il décida de tenter quelque chose :

- Attendez, je vous ai vu dans le jardin. Je peux vous aider à faire des provisions.
Il l’entendit rire. C’est vrai que sa proposition devait lui sembler bien absurde.
- Me faites pas rire, et dégagez avant que mon doigts me démange trop !
- Soit… Je laisserais une caisse au bord du ruisseau ce soir, si vous changez d’avis
Il avait affirmé sans réfléchir. Une telle occasion ne se présenterait pas deux fois. Et même s’il devait se salir les mains en portant une caisse, ce serait peu cher payé pour se retrouver au-devant de la scène.
En revanche, il n’avait pas prévu de devoir le faire, le refaire, encore et encore…
Ce qu’il ne comprenait pas, c’était cette obstination à revenir. Et l’obstination de la femme à rester.
La femme était méfiante. Elle lui donnait rendez-vous sous ses conditions, le plus tard possible. Il avait du mal à trouver une opportunité pour tendre un piège. Surtout qu’il avait besoin de faire le travail lui-même, pour éviter que les lauriers ne reviennent à ceux qui l’aident.